Le lion de Juda: figures christiques dans The Chronicles of narnia de C.S. Lewis

Article originellement publié dans les Cahiers du Centre de Linguistique et Littérature Religieuses, N° 9, Angers (UCO), 1992, pp. 105-125.

La figure centrale des sept volumes des Chronicles of Narnia (1 ) est un Lion, Aslan (qui signifie lion en Turc). Roi des créatures du royaume imaginaire de Narnia peuplé de "talking animals" ainsi que de créatures mythologiques, il a également partie liée avec un groupe de quatre enfants terriens qui, par "magie" visitent à plusieurs reprises ce monde dont ils vont partager les aventures. Tout le cycle est construit autour de cette figure symbolique; Aslan se trouve dans l'histoire et au-delà de l'histoire, il est à la fois personnage d'un drame et symbole évidemment christique de l'humanité en marche vers son salut. Il est ainsi présent dans la structure narrative tel un archétype qui aurait, selon les besoins de la logique du récit, une fonction dramatique illustrée par ses apparitions ponctuelles, plus ou moins durables, en Narnia.

Les théophanies qui scandent la vie narnienne obéissent à une logique et se produisent selon un rythme qui est celui d'Aslan et qu'il lit dans la volonté de son Père, L'Empereur au-delà des mers. Cet Empereur est par définition caché, il est le Deus absconditus représenté par Maleldil the Elder dans la trilogie interplanétaire. "L'au-delà des mers" est en fait le Pays d'Aslan, le Royaume des Cieux d'où vient Aslan et où tout retournera lorsque le temps sera venu. Tout le poids dramatique des contes est porté par Aslan qui est l'alpha et l'oméga de Narnia dont il domine verticalement l'histoire dans la mesure où Lewis pose simultanément sa transcendance et son engagement dans l'histoire (2 ). Ces coupes transversales dans le plan Pays d'Aslan et Narnia illustrent la situation dramatique de la relation entre le Ciel et les mondes, et d'une coupe à l'autre nous pouvons voir l'évolution de l'histoire du salut; c'est qu'en effet à cette relation "verticale" correspond une logique, un développement chronologique "horizontal", une vie historique que l'on pourra appeler "intra-narnienne", prise dans le flux du temps qui s'écoule linéairement. Cette double détermination détermine la temporalité propre des interventions d'Aslan en Narnia qui correspondent à autant d'articulations du temps (pour reprendre la formule patristique), d'infléchissements du cours horizontal de l'histoire qui se trouve alors pris dans le temps du salut, la vision de Lewis étant - on le voit - résolument apocalyptique et eschatologique.

La structure du cycle sera en conséquence à la fois linéaire et circulaire: linéaire au sens où elle nous mène de la création du monde narnien à son apocalypse et à son entrée dans la nouvelle création, et circulaire (ou chiastique au sens de la rhétorique biblique) au sens où tout converge constamment et rayonne vers la figure centrale d'Aslan. Cette double articulation correspond à deux lectures, selon que l'on se reporte à l'ordre chronologique de la composition ou à l'ordre narratif des chroniques. Pour plus de clarté je reproduis ici la liste des chroniques selon l'ordre de composition puis selon l'ordre de la chronologie du récit:

The Lion, the Witch and the Wardrobe (1950)
(rédemption de Narnia ensorcelée par la Sorcière Blanche et sauvée par le sacrifice d'Aslan).

Prince Caspian: The Return to Narnia (1951)
(Narnia, des centaines d'années plus tard est devenue territoire occupé; elle est libérée par l'action conjointe des enfants et d'Aslan; Caspian, souverain légitime est restauré après la chute de son oncle l'usurpateur Miraz).

The Voyage of the Dawn Treader (1952)
(quelques années plus tard: voyage de Caspian au bout du monde narnien, à la recherche des sept seigneurs disparus pendant la tyrannie de Miraz. Les héros parviennent aux confins du pays d'Aslan).

The Silver Chair (1953)
(environ soixante ans plus tard: Le fils de Caspian, Rilian a disparu dans des circonstances mystérieuses; il a en fait été enlevé par la sorcière blanche qui le tient sous son charme dans les entrailles de la terre. Les enfants parviendront, avec l'aide épisodique d'Aslan, à le délivrer; mort de Caspian).

The Horse and his Boy (1954)
(Episode qui nous ramène à l'âge d'or de Narnia, aventures à l'occasion d'un voyage en Calormen; turquerie centrée sur la menace de l'invasion par l'ennemi qui se trouve toujours pour Lewis dans la sensualité du "Sud").

The Magician's Nephew (1956)
(Récit de la création de Narnia sous la forme d'une longue méditation sur les cycles historiques et les relations entre le surnaturel et les natures, ainsi que sur l'apparente éternelle coincidence du bien et du mal).

The Last Battle (1956)
(Apocalypse de Narnia et entrée de l'ensemble des héros dans la Nouvelle Création; les ultimes chapitres célèbrent le jugement dernier et la constitution du corps mystique).

L'ordre chronologique "intra-narnien" couvre tout le champ de l'histoire, depuis la création de Narnia jusqu'à son apocalypse, ce qui donne le schéma suivant:

The Magician's Nephew
The Lion, the Witch and the Wardrobe
The Horse and his Boy
Prince Caspian: The Return to Narnia
The Voyage of the Dawn Treader
The Silver Chair
The Last Battle

Quel ordre de lecture faut-il suivre: celui, narratif, du cycle reconstitué selon son apparente logique linéaire, ou celui de la composition? La première solution semblerait s'imposer, mais nous pensons qu'elle ne rend pas bien compte d'une autre logique qui éclaire les motivations profondes de l'auteur, ainsi que sa propre conception des notions d'accomplissement et de lecture typologique. La logique linéaire, logique du récit, restitue les catégories du mythos aristotélicien, le récit ayant un début, un développement et une fin. Il obéit également à la notion plus historique de Chroniques de Narnia, dont la diversité des moments (pluriel du mot chronique) se trouve mise en perspective par le mouvement inéluctable de la naissance vers la mort d'un monde. D'autre part, le déroulement linéaire de cette histoire d'un cosmos a de fortes ressemblances avec la structure du texte biblique qui, lui aussi, a un début, un développement et une fin, et dont la diversité se trouve prise dans un déroulement temporel qui confère l'unité à l'ensemble, qui constitue la "synthèse de l'hétérogène" des livres qui constituent Le Livre.

L'aspect récit symbolique (seconde lecture) rappelle bien entendu la facture globale du texte biblique a ceci près que nous n'y trouvons pas la typologie propre du Nouveau et de l'ancien testament: il n'y a pas à proprement parler d'Ancien Testament de Narnia qui est habitée des origines jusqu'à la fin par Aslan. Disons que Lewis va, dans le cycle des histoires de Narnia, employer une typologie à rebours: ce n'est pas linéairement l'ancien qui prépare le nouveau, mais le nouveau qui illumine l'ancien, lui confère son sens. En d'autres termes, dans la logique des Chroniques, tous les temps sont les temps d'Aslan, mieux, tous les aîones sont régis par le kairos d'Aslan dans la mesure où ce qui fut fait le fut une fois pour toutes. Les sept contes représentent ainsi sept moments d'une "apocalypse": dès l'introduction nous entrons de plain-pied dans le temps des combats eschatologiques et la série des narrations (ou visions?) mène inéluctablement à la victoire finale de l'agneau/lion et à l'entrée du monde dans la Jérusalem céleste.

L'ordre du récit cache donc et révèle à la fois l'ordre du discours, un discours centré sur la personne d'Aslan-Christ, principe organisateur de toute histoire au sens d'histoire intra-mondaine et au sens de fiction. La structure profonde du cycle (et comme le nom l'indique) n'est donc plus linéaire, mais circulaire - non au sens de circularité, mais de disposition autour d'un centre, à la manière où les ondes concentriques rayonnent depuis le point d'impact de la pierre jetée dans l'eau. Accomplissement et retentissement deviennent dès lors les maîtres mots. Le cycle des chroniques se trouve donc organiquement ordonné à la figure d'Aslan. C'est pourquoi, si nous suivons l'ordre de composition des Chroniques en gardant présent à l'esprit la double articulation verticale et horizontale de la temporalité de ce monde, nous obtenons les séquences suivantes:

1) Rédemption de Narnia: The Lion, the Witch, and the Wardrobe.

2) Le Cycle de Caspian: Prince Caspian, The Voyage of the Dawn Treader, The Silver Chair.

3) Passage à l'Apocalypse privée: The Horse and his Boy.

4) L'alpha et l'oméga de Narnia: The Magician's Nephew et The Last Battle.

La Rédemption de Nania

C'est l'incarnation rédemptrice qui marque le début de l'histoire sainte de Narnia. L'ordre de la composition que nous suivons ici est suit une logique propre gouvernée par le processus rédempteur du premier tome écrit, The Lion, the Witch, and the Wardrobe, où domine constamment la figure d'Aslan, élément central, esthétique et spirituel, d'où rayonne la structure narrative.

Nous sommes, dans cet épisode, plongés in medias res, dans un monde pétrifé par un hiver qui semble devoir durer éternellement: contrairement aux contes traditionnels pour enfants qui souvent sont gratifiants du point de vue de la sensibilité, nous nous trouvons au plus profond du malheur, dans le retentissement infini d'une catastrophe dont les origines se perdent dans la nuit des temps. Premier contact nocturne, glacé, avec un monde délétère entièrement placé sous la coupe d'une "sorcière blanche". Mais ce n'est pas le plus grave ni le plus terrible: ce qui en effet est difficilement supportable est que le monde des enfants qui parviennent en Narnia par la magie d'une garde-robe ainsi que celui de Narnia sont des univers de péché et de trahison: le faune Tumnus s'apprête à trahir la confiance de sa jeune invitée pour la livrer à la justice de la sorcière, et Edmund se rend chez la sorcière en son chateau pour y livrer le secret de la venue d'Aslan. La vision qui s'impose est celle d'une humanité (ou d'un univers multiple selon le principe de plénitude) qui a toujours-déjà-été dans l'esclavage de la faute, qui vit sous l'effet d'une malédiction qui chaque jour - dans la mesure où le temps existe encore - voit renaître et prospérer le péché originel. Dans cette noirceur de neige vit encore faiblement une dernière étincelle d'être sous la forme de vieux rêves, de mythes ou d'histoires dont le héros est Aslan, le lion de Narnia. (citation des Beavers). L'image du Lion flotte dans un ciel mythique qui nous rappelle la question posée par Ransom dans le Perelandra de la trilogie: "les mythes sont toujours qq part des réalités". Le ciel mythique vient donc avant la genèse matérielle de l'univers, la présence du héros qui vient troubler les rêves de l'humanité est première, car la représentation est première, cet univers étant un univers-pour-l'homme. Par un effet de "mise en abyme" le monde de Narnia est pour les humains l'une des manifestations de ce ciel mythique, manifestation qui est régie par le mythe originel du dieu mourant et renaissant, lui-même, dans la série des hypostases mythiques pointant vers le Dieu fait homme.

L'autre versant de cette réalité mythique est l'existence bien réelle de la sorcière blanche, ou du moins sa présence car elle est le mode d'apparaître de la négativité (et, nous le verrons, sa positivité). Réelle en revanche est son oppression, la magie noire qu'elle exerce sur l'humanité souffrante de Narnia mais qui d'une manière ou d'une autre doit être responsable de cet enchantement. On trouve le mal, on ne le commence jamais (3 ). Mais nous ne sommes à l'ouverture de ce conte que dans les effets, les causes viendront après. Pour l'instant la sorcière blanche fait corps avec Narnia, épouse Narnia, semble avoir possédé son être le plus profond, et nous sommes là aux limites incertaines où encore un peu de temps verra disparaître la dernière étincelle d'humanité en ce monde.

L'opposition Aslan/Sorcière qui est au plus près du dualisme, où nous retrouvons des échos un peu gnostique du combat éternel qui se livrerait entre le principe du bien et le principe du mal, est vue du côté du temps: le pouvoir de la sorcière est de suspendre le temps, le pouvoir d'Aslan est de redonner du temps au monde. Combat du temps et du non-temps, de l'humanité et de la non-humanité comme le dit Lewis dans Perelandra. Aussi Narnia est-elle vue comme monde de l'attente d'un Messie qui viendra le délivrer du mal, qui de nouveau mettra le temps en marche et posera le retour du printemps comme horizon de ce monde.

Aslan est dans cet épisode celui qui va briser l'ordre de la loi ancienne, représenté par la Table de Pierre, et instaurer la loi nouvelle qui est loi d'amour. Loi et magie sont intimement liés dans le conte, au point que l'ordre ancien est appelé "deep magic from the dawn of time" et la loi nouvelle "deeper magic from before the dawn of time". Le comparatif permet de sauver la notion de continuité d'un ordre à l'autre et même peut-être la notion d'accomplissement; le "before" pose l'antériorité du principe du bien sur celui du mal, quand bien même la créature découvre d'abord le pathétique de la misère et ne semble connaître que l'inclination au mal. Aslan est sans ambiguité posé comme le créateur de l'univers, l'alpha et l'oméga de ce monde, et l'éternel rédempteur de Narnia, le mystère du sacrifice existant déjà au sein des relations intra-divines, Lewis tentant ici de poser la dimension trinitaire du christianisme. La difficulté de cette illustration est que l'ordre ancien (ou l'ancienne magie) est totalement lié à la présence efficace du mal; on conçoit bien que ces images essaient de rendre compte de la situation d'absolue perdition de l'humanité qui est absolument condamnée par son péché et écrasée par le poids de la loi (4 ). Le seul problème est que la créature est condamnée par "magie", c'est-à-dire par une espèce de causalité qui lui est extérieure, l'individu ne se découvrant pas comme pécheur face à son créateur; Lewis semblerait en l'occurence en rester à une conception primitive de la faute et de la rétribution, sans qu'il y ait intériorisation de la faute, sans que l'on passe nettement des mythes étiologiques à la conception plus philosophique et théologique de culpabilité (cf Ricoeur). Reste alors cette mystérieuse magie en vertu de quoi Aslan est sacrifié sur la Table de Pierre, sacrifice qui détruit à la fois les tables de la loi et le pouvoir (du moins pour un temps) de la Sorcière Blanche, et libère le jeune Edmund ainsi que Narnia du poids de la faute. Par la magie de ce sacrifice et en raison de la résurrection qui l'accompagne, le printemps va de nouveau pouvoir s'installer en Narnia et le temps reprendre son cours normal. Tout cela n'est peut-être pas absolument satisfaisant et la critique n'a pas manqué d'en faire reproche à Lewis, et notamment sa conception du mal et de la faute comme possession, envoûtement, qui saisirait le sujet de l'extérieur, à la manière d'un charme dont il faut se défaire par la magie du sacrifice de la victime innocente.

Le cycle de Caspian.

L'intrigue de Prince Caspian se déroule des centaines, voire plusieurs milliers d'années plus tard. De la même manière que dans The Lion, the Witch, and the Wardrobe nous sommes plongés dans un monde crépusculaire, de la trahison (politique cette fois), de l'usurpation et de l'oubli. Nous sommes à la fin des temps; ou plutôt nous passons du coeur du mystère de l'incarnation rédemptrice à une période lointaine où le retentissement apparent de la bonne nouvelle est atténué, se fait plus faible, est même sur le point de disparaître. Il n'est pas indifférent que nous passions d'une représentation du centre de toute histoire possible, du kairos christique à une allégorie à peine voilée de l'époque actuelle.

L'espace du livre est divisé en deux régions: le château de Miraz et les ruines de Kair Paravel; Narnia est repoussée sur les marges, dans la forêt où l'homme ne pénètre jamais car il en est venu à détester les arbres, où les vrais narniens vivent dans le maquis. Il s'agit-là d'un petit reste où demeure la foi d'antan. On remarquera d'autre part que ce "reste", ce monde authentiquement narnien ne correspond pas allégoriquement au monde chrétien qui survit dans la société contemporaine. Il s'agit en fait d'un regroupement hétérogène de ceux qui ont gardé en eux une étincelle d'humanité. C'est Narnia qui est la vision en coupe de la société moderne, de l'ensemble de la société et le conte nous donne dans sa première partie la vision que ce peuple en décadence a pu garder de l'histoire, de ses processus et du mouvement de l'économie du plan divin.

Nous avons étrangement en ce conte une double humanité, celle des Telmarines, les conquérants de Narnia venus de régions mystérieuses et incompréhensibles; ils sont en fait les descendants de pirates terriens venus en Narnia par la magie d'une des nombreuses portes qui y mènent. Cette société humaine semble souffrir des mêmes maux que celle de Narnia: modernité, trahison, répression de l'imaginaire, refus absolu du divin et de toute forme de transcendance: monde du refoulement et de l'oubli volontaire, de la violence et de la barbarie.

En fait c'est une psychomachie assez ambivalente que dessine le conte à un moment de son développement: le monde de Miraz est celui d'une volonté pervertie, d'une rationalité qui a repoussé, refoulé tout ancrage dans le merveilleux, dans l'imaginaire, dans ce que Lewis appelle le supra-naturalisme. Ils banissent ainsi toute "histoire" de leurs représentations, interdisent l'enseignement de l'histoire ancienne, des mythes et des contes et cantonnent leur mémoire à l'histoire récente de leur propre race. Nous retrouvons dans ce monde bien des traits de The Abolition of Man ( ). Ce sont, pour reprendre une expression de ce pamphlet, des "men without chests" (5 ).

Narnia est le "refoulé" de Miraz; bien que cette idée soit de toute évidence présente à l'esprit de Lewis, il ne va pas la suivre avec une grande logique. Ce qui caractérise ce "refoulé" est sa diversité, son caractère hétérogène, son organisation. Le refoulé narnien vit dans les forêts interdites, dans les lieux de l'imaginaire bannis par Miraz, et ce monde est ambivalent, ou plutôt se divise en plusieurs niveaux: qui représentent divers degrés de profondeur: nous trouvons d'abord les nains qui sont, pourrions-nous dire, à la surface de ce refoulé et qui donc vont avoir une double appartenance: au monde de Miraz d'une part, et au monde de la profonde Narnia d'autre part. Lewis divise ses nains en deux catégories: les "black dwarfs" et les "red dwarfs" représentés respectivement par Nikabrik et par Trumpkin. Nikabrik ne croit plus au mystère, mais a au fil du temps acquis une vision politique et révolutionnaire du mouvement de libération; il correspond aux "marxomani" et aux "facisti" de The Pilgrim's Regress (6 ). Trumpkin ne croit plus guère au mystère, mais pour une raison différente: il ne fait confiance qu'en sa raison, et son rationalisme ne se satisfait que de preuves tangibles et mesurables. Les nains sont par définition des êtres ambivalents, fils de la terre ils n'ont pas en eux de sang humain, mais leurs cadres de représentation avoisinnent ceux de l'humanité; la différence entre les deux catégories de nains est que les "noirs" sont irrécupérables: leur volonté est absolument dépravée: pour satisfaire leur désir ils sont prêts à instrumentaliser le surnaturel auquel ils croient dans la mesure où il peut leur servir: ainsi Nikabrik va-t-il proposer un pacte avec une "sorcière" et un "loup-garou" qui sont deux modes d'apparaître de la sorcière blanche; cette faute contre l'esprit est irrédimable, aussi Nikabrik sera-t-il tué au cours de l'histoire. Il en va autrement de Trumpkin qui a gardé en lui une parcelle d'humanité qui, en dépit de sa mécréance, sait d'instinct la différence entre le bien et le mal. Il correspond à MacPhee dans That Hideous Strength.

En deçà de ce niveau, plus profondément enfoui dans les profondeurs de l'inconscient collectif nous trouvons le monde des animaux: leur mémoire est leur être-même, ils tiennent bon, comme le dit Trufflehunter le blaireau, ils se souviennent et gardent présent à leurs esprit (il faudrait plutôt dire à leur corps) l'image d'Aslan et attendent patiemment son retour et la libération de Narnia. Nous pouvons dire que dans cette nouvelle strate nous trouvons encore une fois deux niveaux: les animaux rationnels que sont les blaireaux, les ours, les écureuils et les souris, mais qui tendent vers l'animalité, c'est à dire vers la persévérance dans l'être, la fidélité absolue et instinctive à leur être même, à ce qui constitue l'essence de leur nature qui est d'être-pour (et ils sont-pour Aslan).

Plus bas nous trouvons une région plus mystérieuse, plus profonde encore et elle aussi terriblement ambivalente: il s'agit du monde mythologique des faunes, des satyres, des dryades et hamadryades, un monde où nous trouvons de façon surprenante Silène et Bacchus. Ni bons ni mauvais, ils représentent les forces vives de la nature celles qui sont sans aucun effort de la volonté, par leur être même, fidèles à leur nature de créature parce qu'ils ne peuvent faire autrement; c'est ce qui explique que les enfants voient en eux quelque chose à la fois d'infiniment réjouissant, mais également de dangereux. D'un point de vue allégorique, ces forces représentent l'une des composantes essentielles de l'humanité, de la personne humaine, et leur voyage est aussi une redécouverte de cela, de cette essentielle animalité qui va permettre un engagement total de l'individu auprès d'Aslan, physiquement, émotionnellement et spirituellement. Ces forces vives se trouvant prises elles aussi dans le malheur de la faute originelle, elles vivent dans un monde qui est un monde déchu.

C'est dans ces divers niveaux de la réalité humaine ainsi allégoriquement représentée que va se livrer le combat contre les forces usurpatrices de Miraz, et ce combat aura pour résultat de ramener à la surface ces forces élémentaires symbolisées par Bacchus et Silène, et ce sont elles (notamment par l'image shakespearienne de la fôret en marche) qui vont mettre en déroute les forces de la rationalité mirazienne. Mais la magie de ces forces est ici une bonne magie dans la mesure où elle est parfaitement contrôlée par la présence d'Aslan revenu en ce monde à l'occasion de ce combat mémorable; mieux, ces forces procèdent d'Aslan qui est présenté par Lewis comme le créateur du principe d'organisation de la nature, qui est la sanction de la nature naturante, son esprit, car il est (comme nous l'avons vu) âme du monde tout en étant la seconde personne de la trinité, le fils de l'empereur d'au-delà des mers. Aslan est de ce fait le principe unificateur, le catalyseur ou bien encore le lieu géométrique qui va unifier, prendre en lui, toutes les composantes de la psyché individuelle et collective. Il va dans un premier temps purifier la représentation en opérant en renversement des catégories, en retournant l'âme qui va partir ou repartir, qui va se situer ou se resituer en fonction de l'existentiel ou de l'existential pour atteindre ce que l'on pourrait appeler l'expérientiel. Le concept ne doit venir qu'après, comme reflet ou écho de l'englobant qu'est le lion de Narnia. Le combat mené est donc à la fois un combat intérieur qui doit redresser l'âme faussée, mais cette intériorisation est un moment d'un combat "extérieur", du combat eschatologique déjà engagé dans ce temps qui est le temps de l'attente, entre les rémanences des forces du mal et le principe du bien.

Dans le précédent épisode nous avons une restauration de la royauté du monde-Caspian: le petit héros n'est plus déchiré entre le château de Miraz et celui de Kair Paravel. Le mouvement de salut qui avait commencé dans la chaude proximité d'Aslan va dans The Voyage of the Dawn Treader se poursuivre dans la distance, dans l'horizontalité apparente d'une quête spirituelle qui doit mener les héros jusqu'au bout du monde narnien, c'est-à-dire jusqu'aux limites du monde matériel qui jouxte le "pays d'Aslan". Aslan est bien l'alpha et l'oméga de l'aventure spirituelle, le point de départ ou la chiquenaude originelle et le terme du voyage. Ce conte est certainement le plus beau et le plus mystique des sept chroniques. Le mouvement du récit est commandé par l'idée d'une attraction irrésisitible: le monde entier se trouve comme aspiré par le pays d'Aslan: les enfants humains sont au début jetés dans ce monde par la magie d'un tableau représentant un navire poussé par une bonne brise; une fois en Narnia et sur ce bateau, ils sont poussés par une série de tempêtes qui vont les mener (si l'on ne prend pas en compte les arrêts d'île en île, de ces îles qui balisent le voyage et qui en marquent le rythme propre du temps humain) jusqu'à la dernière mer, celle où la mer devient eau douce avant les limites extrêmes du monde. Cette aspiration vers l'être d'Aslan est développée comme un long crescendo.

Le héros principal en est bien entendu le Roi Caspian qui s'était juré de poursuivre une quête, retrouver les sept seigneurs exilés par Miraz et dont plus personne n'avait jamais entendu parler, tout ce que l'on en savait était qu'ils étaient partis vers l'Est. Ceci est le prétexte, ou plutôt le substrat humain de l'Odyssée spirituelle. Le véritable héros de l'aventure est en fait la souris valeureuse Repicheep qui depuis sa naissance rêve de se rendre au pays d'Aslan, mieux de disparaître ou de s'engouffrer (terme que Lewis affectionnait tout particulièrement) en ce pays - c'est-à-dire en Aslan lui-même. Commme un leit-motive reviennent souvent les vers d'une ancienne ritournelle que la souris se répète d'une façon incantatoire:

Where sky and water meet,
Where the waves grow sweet,
Doubt not, Reepicheep,
To find all you seek,
There is the utter East. (7 )

Les enfants humains, quant à eux vont faire l'objet d'une aventure parallèle, selon les critères humains de la représentation, Aslan leur apparaissant à la fin du conte à la fois sous les traits de l'agneau et du lion.

Nous retrouvons ici les diverses composantes de l'existence humaine, mais disposées différemment dans l'espace littéraire. Au lieu de partir de la perversion de la volonté comme dans le conte précédent, nous partons du troisième degré, celui de l'animalité caractérisée, nous l'avons vu, par la fidélité et la mémoire. En effet, c'est Repicheep qui seul des héros disparaîtra dans l'être d'Aslan, dans l'autre Narnia que l'on ne connaîtra universellement qu'à la fin des temps (8 ). Il s'agit-là d'une offrande, d'un don à Aslan de tout ce que peut représenter ce degré de l'être: si les héros sont vus sur ce bateau comme un tout organique (et la lecture allégorique et typologique de l'oeuvre nous y autorise) il devient clair que ce qui est laissé en Aslan avant le voyage retour est cette dimension la plus profonde de l'humanité, la plus mystérieuse peut-être, mais qui est éminemment objet de rédemption; elle est laissée aux portes du paradis, mais elle sera rendue (nous le verrons dans le dernier conte) dans toute sa splendeur, dans toute sa royauté, tant il est vrai que Lewis ne cessera de répéter que le corps est pour le seigneur et qu'il est la matière première de la construction du royaume de Dieu, et du corps mystique. Le corps est lancé sur les eaux dernières qui sont les eaux de la vie pour y être spiritualisé, pour y être baptisé et devenir un corps spirituel.

Les héros sont investis par la grâce et sont justifiés puisque tous (chacun à sa manière) rencontrent Aslan: les enfants sous la forme de l'agneau puis du lion; Caspian sous la forme d'une représentation qui a tous les traits de la conscience morale; Reepicheep sous la forme de l'engouffrement dans l'expérience mystique. Après la metanoia de Prince Caspian nous trouvons en toute bonne logique de la conversion, la rencontre du Christ, la certitude du salut, la consolation et le sens de la justification. Nous entrons également dans un monde sacramentel où le monde antérieur fait l'objet d'une relecture rendue possible par la conversion de la sensibilité, du coeur, mais aussi de l'intellect, cette dernière étant représentée par les aventures d'Eustace Scrubb changé en dragon puis métamorphosé en homme nouveau par le grâce d'Aslan. Notons enfin qu'à l'exception de Reepicheep tous les personnages retournent dans le monde: à l'expérience mystique doit (sur un mode platonicien) faire suite le retour ou la descente vers l'expérience quotidienne qui est, comme nous l'enseigne The Pilgrim's Regress à la fois un nouveau point de départ et la répétition de l'expérience ancienne "revécue" sur le mode de la transfiguration.

The Silver Chair vient clore ce que l'on peut appeler "le cycle de Caspian" dont les trois volumes forment une unité à l'intérieur de l'ensemble. Caspian n'y est plus qu'un personnage secondaire, celui du vieux roi dont le fils, Rilian, a été enlevé par la Sorcière Blanche (présente dans le texte sous les traits d'un serpent vert ou de la "Dame à la robe verte"). Nous trouvons Caspian au début du livre et à la fin, qui donne à voir la mort et la transfiguration du héros.

On remarquera que le volume commence et finit hors Narnia dans le Pays d'Aslan (bien que Narnia soit englobée dans le Pays d'Aslan, nous le verrons avec The Last Battle). Le Pays d'Aslan avait dans le volume précédent fait l'objet d'un désir et d'une attente; tous, à l'exception de Caspian, le Moïse de cette aventure, étaient entrés en Canaan, ou du moins étaient passés juste derrière le voile, dans une espèce de lieu transitoire, où s'était produite la rencontre avec l'agneau-lion; mais le pays mystérieux n'y faisait l'objet d'aucune description, il était simplement suggéré par les sensations et les émotions des uns et des autres.

Dans The Silver Chair il est en revanche décrit avec un luxe de détail et un symbolisme très chargé ou nous trouvons les oiseaux de Paradis et les arbres et la fontaine de vie, le ciel bleu qui contraste avec l'atmosphère triste de l'école, la falaise vertigineuse et le souffle du lion qui fait franchir aux enfants le gouffre qui s'ouvre sous eux. Cette dernière image se trouve dans The Pilgrim's Regress (le modèle pour toute l'oeuvre de Lewis), sous la forme du Canyon, faille catastrophique dans l'unité de la création, dépression dans la nature et dans l'être qui est symboliquement le fruit du péché originel. L'expérience de Jill et de Eustace dans The Silver Chair est donc expérience baptismale, investissement par le souffle et la personne même d'Aslan qui est le seul moyen de franchir le canyon. Mais on remarquera que l'image est ici inversée: il ne s'agit pas de franchir le hiatus pour accéder au monde céleste, il s'agit au contraire d'un mouvement depuis le monde céleste d'Aslan vers le monde de la nature terrestre, de la création déchue et obscurcie. Ce n'est pas non plus par une ascèse et par l'effort que les enfants accèdent au pays d'Aslan, mais par l'apparente magie qu'ils mettent en oeuvre au début du conte. Magie encore une fois inversée puisqu'appelant Aslan c'est en fait lui qui les appelle: c'est donc par pure et gratuite grâce qu'ils se trouvent transportés un matin pluvieux au pays d'Aslan. Ce n'est pas non plus par la foi qu'ils accèdent à ce monde, ni par les oeuvres, car ils y amènent avec eux leur péché, leurs fautes: Jill fait tomber Eustace de la falaise, et ce dernier fait preuve d'orgueil. En quelque sorte, le pays d'Aslan est l'image en creux du monde scolaire et infernal qu'ils viennent de quitter. Leur refus de la grisaille totalisante et totalitaire de ce monde contenait déjà, bien qu'ils ne le savaient pas, la promesse d'amour qui réside au Pays d'Aslan.

Le Pays d'Aslan représente (entre autre) le corps du Christ: l'Eglise invisible, le corps mystique où l'on rencontre comme par hasard le Lion de Juda, et ici il s'agit d'un lion qui juge, qui sonde les reins et les coeurs et l'expérience que font les enfants est celle d'une terreur sacrée, mais également celle du poids infini de la faute, du désespérant fardeau du péché. Elus, retirés du monde quotidien ils sont lavés et pardonnés, et Jill qui avait désespérément soif est abreuvée au ruisseau de la mansuétude d'Aslan. Puis, comme cela se doit dans tout conte, mais aussi comme cela se doit dans la logique de la conversion, ils sont envoyés en mission par delà le gouffre. Seconde naissance qui les transporte dans un monde où ils rencontreront l'aventure. Mais ce n'est pas dans leur monde d'origine qu'ils sont envoyés, du moins pas tout de suite, mais en Narnia, dans un monde intermédiaire où leurs aventures vont prendre une dimension archétypique. Ils vont vivre le mythe en compagnie des créatures de Narnia, de la Sorcière, des géants, du monde souterrain enchanté. Après ce voyage de l'autre côté du miroir, ces aventures au pays où les mythes sont réalité, ils reviennent au Pays d'Aslan où le sens de ce qui leur est advenu est élucidé, récapitulé; Aslan les investit enfin de son pouvoir et ils repartent pour les contrées pluvieuses de "l'école expérimentale" d'où ils venaient, armés cette fois du bouclier de la foi. Dans ce monde infernal ils constitueront une communauté à part, une communauté de résistants et dans leur comportement sera visible un éclat de la gloire du Pays d'Aslan et de l'amour du Lion.

L'expérience est la même que dans le conte précédent, mais inversée, vue comme en un miroir, du point de vue céleste: dans l'un comme l'autre des contes, il s'agit d'un processus de conversion, ici multiplié à l'infini, dans une étonnante série de reflets: conversion de Jill et de Eustace, engagement dans le combat intra-mondain, oubli de Dieu, puis nouvelle série de conversions pour nos deux héros; vient ensuite, plus mystérieusement et à la manière d'un archétype, la conversion de Rilian lui-même qui va émerger du monde souterrain infernal roi légitime de Narnia, comme l'était jadis son père Caspian. La thématique de la conversion est poussée à l'extrême par la transfiguration de Caspian à la fin du livre.

The Horse and his Boy: le privé et le public.

The Horse and His Boy est le seul conte qui ne mette pas en jeu la thématique des échanges entre la terre et Narnia Mais au même titre que les autres, il nous propose (indirectement et symboliquement) un récit de conversion, une illustration des diverses étapes qui marquent la conversion puritaine.

Le récit est moins complexe que les autres en ceci que les intermédiaires que représentent les enfants sont supprimés. Le processus de retour, le regressus, est vu du seul point de vue de Narnia. Par delà le cycle de Caspian le conte met en scène un retour à l'âge d'or de Narnia, quand les enfants étaient rois et reines de ce monde: ils sont là, intégrés à l'histoire narnienne avec laquelle ils font corps et il n'est pas question de retour au quotidien terrestre et dans cette structure épisodique l'élément étranger ou supranaturel est représenté par Shasta et sa compagne.

Comment ce conte est-il pris dans l'économie de l'ensemble des sept chroniques? Il se passe in illo tempore et illustre l'opposition structurante entre le Nord et le Sud. Mais stratégiquement, il prépare le dernier volume du cycle (The Last Battle) en posant la fonction dramatique de Calormen, pays qui se trouve au sud de Narnia, les deux contrées étant séparées par un désert aride. Cette fois Narnia va triompher et le Prince Rabadash qui tente de l'envahir sera ridiculisé, mais l'opposition entre les deux mondes du Nord et du Sud est là, latente, en réserve dramatique. Il s'agit de la mise en place, de la construction de la Bête qui triomphera un temps des forces chrétiennes. The Horse and his Boy renforce la structure apocalyptique de l'ensemble du Cycle Narnien; Il contribue aussi à tirer le récit des origines vers la fin de l'histoire, à montrer comment la fin s'inscrit une nouvelle fois dans le principe du commencement, que l'âge d'or de Narnia, cette espèce d'atemporalité, de temps suspendu du règne des quatre souverains contient les prémisses de la fin de Narnia selon la chair, mais également celles du commencement authentique de Narnia selon l'esprit d'Aslan. Ceci au niveau "public" de l'histoire de Narnia; mais le même schéma peut être distingué du point de vue "privé", individuel en ce que The Horse and his Boy esquisse une "apocalypse privée" par son insistance sur le phénomène et la technique de la conversion, Aslan intervenant constamment aux deux plans individuel et collectif de la représentation et de la texture dramatique.

Le lecteur se trouve dans un monde intermédiaire, et au centre esthétique de tout le Cycle: l'économie du texte n'est pas prise dans la verticalité d'une coupe transversale Terre/Narnia, mais est déterminée par un effet de décentrement: les enfants ne sont plus vus comme "terriens", mais comme "narniens"; rois et reines de Narnia ils sont en ambassade au pays de Calormen, mais les ambassadeurs se découvrent bientôt prisonniers de leurs hôtes, et ce n'est que par la ruse qu'ils parviendront à rejoindre le pays d'Archenland, sur les marches de Narnia. Ce thème "public" (au sens shakespearien du mot) est parallèle à un thème "privé" qui est celui de la double fuite de Shasta et de la princesse Aravis. Le fil conducteur de l'histoire est le thème de la traversée du désert, de l'exode et de la Pâque. Shasta est en fait un jeune prince sauvé des eaux et dont l'éducation est faite au pays de pharaon; il découvre sa royauté perdue ou oubliée et accèdera en temps voulu à la reconnaissance de son statut de fils du roi Lune du royaume d'Archenland. Nous passons ainsi, de même que dans le livre de l'Exode, de l'esclavage du temps de l'exil à la traversée du désert puis au retour à la terre promise à la fois pour les chevaux et pour les hommes. La princesse Aravis étend le processus de salut aux nations, et son union à Shasta vient consacrer cette image de l'alliance et de la construction du peuple de Dieu.

Ainsi que dans l'Exode, les théophanies sont particulièrement nombreuses dans ce conte; Aslan y apparaît sous les traits d'un lion sauvage, d'un dieu terrible qui guide les fuyards par le seul sentiment qu'ils peuvent connaître, la terreur panique; il apparaît ensuite sous les traits d'un chat gigantesque au milieu de tombeaux qui soulignent l'atmosphère égyptienne de cette partie du conte. Ce n'est qu'une fois parvenus en Archenland que les enfants découvriront (par la vertu d'un hermite et dans le brumes de ces contrées nordiques) Aslan tel qu'en lui-même. Tout est ici contenu dans le décentrement introduit par la thématique de l'exil, l'initiative étant laissée à la seule grâce d'Aslan.

L'alpha et l'oméga: fin et finalité de l'histoire.

Les deux derniers contes: The Magician's Nephew et The Last Battle doivent être traités ensemble: le premier narre la genèse de Narnia, comment Aslan créa ce monde par la vertu de son chant et de son souffle, et aussi explique comment le mal s'est trouvé en ce monde à l'instant même où il fut créé. Le second représente l'apocalypse de Narnia et son passage (dans un style à la fois très johannique et très platonicien) dans le monde de la Nouvelle Création.

Le rédempteur de Narnia devait être le premier et le dernier, l'image et plus loin le dogme du sacrifice expiatoire de la victime innocente étant par définition le panneau central de toute histoire possible; et logiquement, les autres fonctions d'Aslan-Christ, de la création du monde à la parousie et l'entrée dans la "nouvelle Narnia" ne pouvaient que suivre. Ce qui nous intéressera ici est donc la coincidence de l'alpha et de l'oméga. Aslan se trouve au centre de l'espace de révélation que constituent les sept Chroniques de Narnia. Cette situation de la figure centrale de l'histoire met en relation une esthétique et une théologie de l'histoire. Dans ces conditions l'histoire (et la narration) viennent s'engouffrer dans "l'anfractuosité dramatique" (9 ) que représente le sacrifice d'Aslan dont la nature englobe l'ensemble du développement de l'économie du plan divin (10 ).

Dans ce schéma le repli de l'histoire sur son principe apparaît plus nettement, et ceci explique que les deux derniers contes soient précisément construits sur la juxtaposition du début et de la fin de Narnia. On sera également frappé par la dimension apocalyptique et eschatologique de cette conception qui transparaît sans équivoque dans la facture non seulement des Chronicles of Narnia, mais aussi dans l'ensemble de l'oeuvre de Lewis. Mais pour que cette tension apocalyptique soit recevable, il faut que les deux derniers volumes du cycle trouvent leur point d'ancrage dans le premier qui met en scène le sacrifice d'Aslan. Il y a en effet quelque chose de dramatique dans la création de Narnia; dans toute création nous trouvons l'idée de séparation, de mise à distance, d'éloignement de la source de l'être, autant d'aspects qui transparaissent dans le chant d'Aslan qui rythme l'acte de création dans The Magician's Nephew (11 ). Mais il y a plus: au moment même où Narnia est créée le mal y fait son entrée, de même que dans le récit biblique la création du monde est en fait un récit de chute, et c'est ce que rappelle Aslan:

Voyez-vous mes amis, dit-il, avant que ce monde neuf et immaculé que je vous ai donné n'ait sept heures, une force du mal y est déjà entrée... Mais ne vous désolez pas... Ce mal engendrera d'autres maux, mais ceci est encore dans un lointain avenir, et je ferai en sorte que les conséquences les plus terribles tombent sur mes épaules (12 ).

Il y a ici une double dimension dramatique: celle du Lion qui fait la volonté de son Père, qui s'abandonne à son désir, et celle du mal qui semble ne jamais commencer mais être, du point de vue humain et narnien, toujours déjà là. La création est grosse du sacrifice à venir et elle se trouve tendue vers la fin, toujours selon le principe du repli de l'histoire sur son etymon; en fait, dans ces oeuvres comme dans les autres, Lewis est très proche d'une vision dualiste de l'univers, le monde de Narnia étant pour ainsi dire structuré par le combat eschatologique.

Mais il nous faut, pour comprendre cela, revenir sur la structure d'ensemble du Cycle. Narnia est prise dans la logique que Lewis nomme, dans Mere Christianity ou dans That Hideous Strength "l'ordre du désordre", le mal étant, du moins en apparence, le principe structurant de cette région de la création. Nous voulons dire par là que l'histoire de Narnia se confond, après The Lion, the Witch, and the Wardrobe, avec les derniers soubresauts des forces négatives qui dominent pour un temps encore la création avant son entrée dans le temps de l'éternité. Globalement nous obtenons donc un liminaire doctrinal qui pose la réalité d'Aslan avec The Lion, the Witch, and the Wardrobe, suivi de deux sous-ensembles: les trois titres du cycle de Caspian et les trois titres du cycle de la Fin de Narnia (remarquons au passage le lien organique de The Horse and his Boy avec le dernier panneau du cycle). Ainsi est respectée la logique prophétique et apocalyptique qui gouverne l'ensemble des Chroniques (de même qu'elle gouverne l'ensemble de la production de Lewis).

Le fil d'Ariane de ces séquences est la sorcière blanche: Lewis est toujours au plus près du dualisme, comme cela s'impose dans le genre apocalyptique: nous sommes en pays occupé et engagés dans un combat qui nous dépasse infiniment entre les forces du bien et du mal. La Sorcière Blanche gouverne Narnia et la tient hors du temps dans The Lion, the Witch, and the Wardrobe; dans le cycle de Caspian le premier volume, Prince Caspian, voit la domination d'une autre forme d'ennemi: l'apostasie et la mécréance des Telmarines qui n'appartiennent pas vraiment au monde narnien. Nous y voyons aussi comment est fait usage de la Sorcière: celle-ci est l'une des deux solutions qui s'offrent aux narniens occupés: soit on opte pour Aslan et "old Narnia", soit on opte pour la sorcière et les forces du mal. L'interlude que représente The Voyage of the Dawn Treader est le voyage au pays d'Aslan, voyage mystique où nous ne trouvons plus trace de la sorcière à moins que les divers enchantements qui ont frappé les sept seigneurs en soient la manifestation, inscrite comme une malédiction dans la structure même de ce monde, les îles étant les obstacles qu'il faut franchir pour parvenir jusqu'au terme du voyage; il s'agit aussi, politiquement, d'imposer la souveraineté de Narnia-Chrétienté sur l'ensemble du monde: en dehors de l'aspect mystique, il y a également symboliquement la présence de l'Eglise militante et triomphante qui sur la trace du voyage mystique pose la réalité de sa souveraineté sur tout le monde connu. Mais le mal insidieux que nous avons découvert dans le premier volet de cette trilogie réapparaît (toujours selon le principe du rempli de l'histoire sur son centre) dans le dernier volet, The Silver Chair: la force maléfique qui a enlevé le prince Rilian est la sorcière elle-même sous la nouvelle hypostase du serpent vert-poison ou de the "Lady with the Green Kirtle". Une nouvelle fois Narnia va triompher du mal et rejoindre le concentus des nations chrétiennes ordonnées à l'amour et à la volonté d'Aslan. Dans la seconde trilogie (The Horse and his Boy, The Magician's Nephew, et The Last Battle), le principe du mal va réapparaître encore une fois sous une nouvelle forme, ou une nouvelle hypostase, celle du pays païen (mais croyant, négativement) de Calormen, avec son Dieu Terrible Tash (que l'on appellera, selon la logique apocalyptique Tashlan dans le dernier volet). Mais Tash n'est qu'une divinité secondaire, un démon au service d'un maître mentionné dans la dernière histoire, mais non nommé, bien que le lecteur devine qu'il doit s'agir de la Sorcière Blanche. Celle-ci trouve symboliquement sa place dans le panneau central de cette dernière trilogie sous les traits de la reine Jadis de The Magician's Nephew. Mais nous retrouvons chez cette reine les mêmes traits (bien que satanisés) que chez l'usurpateur Miraz de Prince Caspian: tous deux représentent l'esprit du siècle, le triomphe de l'amoralité des sciences appliquées vidées d'éthique, et d'une existence sans religion. Ce sont (de même qu'oncle Andrew dans The Magician's Nephew) des sorciers, ceux-là mêmes que nous trouvons dans la trilogie interplanétaire.

On le voit, l'image d'Aslan n'est pas séparable de celle de la Sorcière Blanche sous ses diverses hypostases; et lorsque nous parvenons au terme des Chroniques, le triomphe des forces négatives semble complet: le prince Tirian ainsi que les enfants sont faits prisonniers et jetés en pâture à Tashlan qui se trouve symboliquement dans une étable située sur une colline qui a tous les traits du Golgotha; la bête a triomphé de Narnia, mais la défaite des créatures d'Aslan n'est qu'apparente, car par la magie d'un retournement dramatique (selon une logique qui est, comme le dit Northrop Frye, celle de la comédie), cette défaite se transforme en victoire et les derniers chapitres nous offrent la vision de toutes les créatures narniennes qui s'engouffrent, sous le regard d'Aslan, dans l'étable. Mais derrière la porte de cette crèche c'est le pays lumineux d'Aslan que l'on découvre et non les ténèbres du dieu Tashlan. La porte est bien évidemment Aslan lui-même, le principe et la fin de toutes choses (13 ). Ces visions de la fin de Narnia viennent couronner la structure apocalyptique des Chronicles of Narnia et souligner la dimension eschatologique de la pensée et de l'imagination de C.S. Lewis; avec la fin du Cycle nous découvrons, selon une logique chère à Lewis, la possibilité du commencement:

Et pour nous ceci représente la fin de toutes les histoires, et nous pouvons véritablement dire que par la suite tous furent heureux et pour toujours. Mais pour eux ce n'était que le début de l'histoire réelle. Toute leur vie en ce monde et toutes leurs aventures en Narnia n'avaient été que la couverture et la page de titre: maintenant enfin ils commençaient le Premier Chapitre de la Grande Histoire que personne sur terre n'a jamais lu, qui se poursuit sans jamais finir, et dont chaque chapitre est meilleur que le précédent (14 ).

La boucle est bouclée, et pour que cette découverte du commencement soit possible, les récits de la genèse et de la fin de Narnia devaient être "décentrés" et présentés pour ainsi dire simultanément, au sein de la dernière série de visions,, et rapportés au premier des contes, celui de la rédemption de Narnia. Ainsi Aslan est-il véritablement l'alpha et l'oméga de cet univers dont la logique dramatique est entièrement gouvernée par le il est, il était, il vient de l'Apocalypse de Jean.

Notes

1. The Chronicles of Narnia (pour le détail des sept contes voir infra, p.2). L'édition utilisée ici est celle des Puffin Paperbacks, 1976.

2. cf Hans Urs von Balthasar, La dramatique divine, vol III, L'action, Namur, Culture et Vérité, 1991, pp. 21-22.

3. cf Paul Ricoeur, (1960) Philosophie de la Volonté, tome 2, Finitude et Culpabilité, Paris, Aubier, 1988, p. 391.

4. Narnia est dans la même impasse que le Christian de Bunyan dans The Pilgrim's Progress dans l'épisode de la Montagne (i.e.le Sinaï, et donc la loi mosaïque) qui menace de l'ensevelir.

5. The Abolition of Man, or reflections on education with special reference to the teaching of English in the upper forms of schools, Oxford, O.U.P., 1943. Une édition de poche est disponible dans la collection Fount Paperbacks chez Collins.

6. The Pilgrim's Regress, An allegorical apology for Christianity, reason and romanticism, London, 1933; édition de poche disponible chez Collins dans la collection Fount Paperbacks.

7. The Voyage of the Dawn Treader, op. cit., p. 24.

8. La souris est le seul animal-parlant de ce conte, à la différence des autres. Elle est le héros mythique, le type idéal du héros en Narnia. Mais cette créature n'est pas animale au sens où le blaireau peut l'être dans Prince Caspian: elle a une dimension "culturelle" en ce qu'elle est définie par son aspect martial, voire belliqueux, sa bravoure chevaleresque qui la rapproche de Cyranno de Bergerac dont la courtoisie et l'idéal chevaleresque est indissolublement uni à l'animalité qu'il porte et arbore au milieu de la figure.

9. Une expression que Lewis affectionne tout particulièrement; cf par exemple: "If any message from the core of reality ever were to reach us, we should expect to find in it just that unexpectedness, that wilful, dramatic anfractuosity which we find in the Christian faith." The Problem of Pain (1940), London, Collins, Fountain Books, 1977, p. 13.

10. cf notre article L'Espace apocalyptique in Graphè N°1, avril 1992.

11. The Magician's Nephew, op. cit. pp. 91-96.

12. ibid., p. 126.

13. cf notre article "L'Apocalypse de Narnia: C.S. Lewis, le Livre et les enfants dans The Last Battle" in Parole Biblique et Inspiration Littéraire, Actes du Colloque de Chantilly, 1989, pp. 161-172.

14. The Last Battle, op. cit., p. 165.